Le vingtième arrondissement veille sur sa mine d’or
La gare de Charonne,
un café-concert vintage ? Jamais les passagers de La Flèche d’Or ne l’auraient imaginé. Pourtant, complaintes de la modernité, la fière
locomotive a été dépassée ici par les bus, là par les voitures, et la gare où
passait le train à vapeur a dû fermer. Une page s’est tournée, et le livre
aurait pu se fermer là. Mais l’histoire est relancée dans les années
quatre-vingt dix.
L’heure est alors au
vintage, et une association de mélomanes nostalgiques s’approprient la gare
abandonnée pour en faire un espace musical ouvert aux artistes et fêtards en
tout genre. Le lieu se veut sans
règle ni contraintes, à tel point que les autorités mettent peu à peu le nez
dans leurs affaires et découvrent les excès de la vie nocturne de La Flèche d’Or.
De fouille policière
en fermeture administrative, le lieu devient plus calme, la fête se normalise.
Les nouveaux managers de La Flèche
d’Or sont-ils allés trop loin dans le
repenti ? Que reste-t-il de l’esprit des fondateurs ?
Le XXe arrondissement de Paris, c’est un peu comme
les Alpes : montagneux et désert. Des sommets urbains, et au loin, les
cimes des cités de la banlieue est. Pourtant samedi soir, en descendant la rue
des Pyrénées, j’aperçois au milieu du paysage une centaine de personnes qui
font la queue dans le froid, à l’entrée de la rue de Bagnolet. Cette lumière au
102 bis, c’est La Flèche d’or. La vingtaine dépassée, ils scrutent l’avancée de la queue,
jettent un œil à l’humeur des videurs, et discutent avec les veinards qui sont déjà
rentrés. Attendre, semble-t-il, fait partie du jeu. Et il en vaut la
chandelle : depuis 2003, La Flèche
d’Or est ouverte et gratuite tous les jours de la semaine jusqu’à deux
heures du matin. Pas moins de trois show case de musique actuelle sont
programmés, suivis, dès minuit, d’une soirée électro où s’enchaînent une
pléiade de DJ.
Mais depuis quelques mois, venir découvrir les dernières
tendances musicales de Paris a un prix. Cinq euros. C’est peu pour Alexandre, qui
s’occupe de gérer la communication de la salle. Rencontré un peu plus tôt, il
propose une visite de son antre, à la couleur grise et ferrailleuse de
l’ancienne gare de Charonne. Au fond, un restaurant avec véranda donne sur les
rails. Pendu au plafond, une statue de licorne. Des peintures apposées par des
étudiants des beaux-arts ornent les murs. On comprend le coup de foudre
d’Alexandre quand il a décidé de travailler pour la nouvelle équipe en 2003. Il
revient, amusé, sur l’ambiance de La
Flèche d’Or dix ans plus tôt, le bar était alors un squat d’artistes. Les
clients finissaient souvent dehors… Sur les rails ! Bref, la fête ne
supportait pas la moindre entrave. Mais les débordements et les trafics de drogue ont mis fin à
cet îlot de liberté. En 2003, un énième contrôle de la police produit
l’inévitable : la fermeture administrative de la Flèche d’or.
La Flèche d’Or sans
ses pionniers
Le lieu renaît de ses cendres, mais les nouveaux gérants
changent de formule, calment le jeu.
Pour la serveuse du Gambetta,
le troquet qui jouxte la boîte, c’est en fait tout le quartier qui s’est
transformé. Plus de squat d’artiste face à la salle. Il a été rasé puis
remplacé par une résidence étudiante. A côté, un nouvel hôtel, le Mama Shelter, s’est ouvert. Et touristes
et autochtones peuvent désormais se rendre dans la médiathèque flambant neuve à
deux pas. La rue de Bagnolet s’est donc acclimatée à l’air du temps,
elle est devenue cosmopolite. Une aubaine pour les nouveaux gérants de la
Flèche d’Or, qui en rouvrant la salle en 2003, ont fait fructifier un lieu
devenu culte.
Mais pour beaucoup, l’esprit des pionniers est déjà loin.
L’entrée payante n’est que l’ultime coup de crayon qui fait du lieu une boîte
comme tous les autres lieux nocturnes de la ville.
Au 102 bis rue de Bagnolet, on peut désormais se faire planter par des videurs
peu bavards, s’insurge un habitué sur le profil Facebook de la salle. Il se
promet d’ailleurs de ne plus y mettre les pieds. La serveuse du Gambetta, elle, n’essaie même plus d’y
entrer. Elle s’est trop faite refouler.
De l’art de lier
argent et création musicale
Pour les fans de la première heure, l’affaire est grave. Car
si tout lieu festif doit perdre son esprit originel pour remporter un succès
commercial, la culture risque d’être un pur produit industriel. Logique commerciale ou désir de faire connaître et de
soutenir les artistes ? Pour Alexandre, les deux aspects vont de pair.
Ce ne sont plus tant les locaux qui viennent se rassasier l’oreille
musicale, mais un public qui suit les dernières trouvailles sur internet, et défend
ses artistes favoris. La Flèche d’Or
est ancrée dans cette nouvelle réalité du marché musical : le réseau. Pour
faire des entrées, ils font appel à des tourneurs qui les conseillent sur les
groupes qui font le plus de vague sur la Toile. Le responsable de la
communication est réaliste : l’équipe artistique du bar ne peut pas faire
son travail sans le budget des entrées. Or le public, trop souvent, est venu
sans dépenser, et la boîte, sans subvention publique aucune, aurait à ce rythme
bien vite fermé.
Pour les nostalgiques, une page s’est tournée. Encore un
lieu culturel gratuit qui disparaît.
Pour ceux-là, Alexandre est sans complaisance. Ils peuvent
aller dans les salles subventionnées par la mairie s’ils veulent ! Ils ne
paieront jamais sous la barre des dix euros pour un seul artiste dans la soirée.
Pour lui, La Flèche
d’Or est un lieu fragile, comme l’est la culture à l’heure actuelle, et ce
n’est pas un scandale que de payer sa boisson pour voir Cocorosie suivie de
Keziah Jones !
Emmanuel Haddad